En 2020, la société pharmaceutique Aguettant met en vente OneRing, une seringue pré-remplie améliorée pour réduire les erreurs d’injection. Dans les 6 mois suivant sa commercialisation, OneRing se vend dans tous les hôpitaux parisiens et conduit à une transformation majeure de la culture de gestion de risque hospitalier. 

Retour sur le succès de cette invention avec le témoignage du Docteur Luc Asclépios, l’un de ses premiers propagateurs. La seringue OneRing est régulièrement citée comme étant l’innovation médicale la plus importante des 10 dernières années pour améliorer la sûreté des injections médicamenteuses. 

Depuis 14 ans, le Docteur Luc Asclépios est chef du service d’anesthésie à l’hôpital Cochin, à Paris. Vice-président du Syndicat National des Anesthésistes-Réanimateurs, et Professeur des Universités à Pierre-et-Marie-Curie (Paris-VI), il travaille au sein du programme ministériel Coldwater pour l’expérimentation d’Innovations biomédicales, à travers l’usage de simulateurs pour étudiants-médecins. 

Docteur Luc Asclépios, racontez-nous l’histoire de cette invention au succès étonnant 

Docteur Asclépios : “Le succès de la seringue pré-remplie OneRing est mesuré à travers son contexte d’émergence. Tout d’abord, l’hôpital cumule les contraintes budgétaires, avec pour conséquence une augmentation considérable de la charge de travail des médecins. Les élèves internes sont régulièrement mobilisés pour des périodes de garde de 24 heures continues. 

D’ailleurs, la grève des transports s’étalant de décembre 2019 à janvier 2020 avait contraint une bonne partie du personnel hospitalier parisien à dormir dans leurs bureaux durant des périodes prolongées. Beaucoup moins d’effectifs, beaucoup plus de travail : il en suit une surcharge physique et mentale considérable pour les membres du personnel médical, et l’accumulation d’une fatigue cognitive très dangereuse. 

Un médecin épuisé est moins attentif à ce qu’il fait. Son regard est moins vif et ses gestes moins sûrs. Ce dernier ouvre la voie à des erreurs qui peuvent avoir des conséquences dramatiques, voire fatales, pour le patient. La nécessité porte sur une amélioration du service hospitalier pour réduire la charge de travail des médecins, à effectifs constants. À partir des années 2010, cette nécessité crée un appel d’air considérable à l’innovation. Cette dernière est particulièrement portée par la transformation numérique : 

  • Automatisation.
  • Télémédecine.
  • Diagnostic amélioré.
  • Assistance au médecin,… 

Une métamorphose, soutenue par le gouvernement français depuis la commission Cap 22 ordonnée par le Premier ministre Édouard Philippe, préconise l’usage des technologies numériques et d’innovations organisationnelles pour faire économiser plusieurs milliards d’euros à l’écosystème de santé français. 

Toutefois, les obstacles sont très nombreux, avec notamment un contexte réglementaire extraordinairement lourd, des inerties à l’adoption de solutions nouvelles au sein même du corps médical soucieux de ne pas voir ses pratiques usuelles être trop perturbées, au détriment de leur efficacité. Il ressort également qu’un manque de moyens financiers empêche les hôpitaux d’entamer une modernisation radicale de leur parc technologique. Dans ce contexte, les solutions ne sont pas développées et adoptées assez vite, alors que les problèmes s’aggravent davantage. 

L’un de ces problèmes est la possibilité de commettre une erreur lorsqu’une seringue est manipulée : pouvez-vous nous décrire en détail comment une telle erreur peut survenir ?

Docteur Asclépios : “Par erreur d’injection, on désigne toute une famille d’erreurs impliquant la manipulation ratée d’une seringue : mauvais médicament, mauvaise quantité de produit injecté, mauvaise concentration, aiguille déjà utilisée, plantée de travers ou au mauvais endroit,… Une fraction de seconde peut suffire pour causer une erreur. 

Une fois le produit déversé dans le corps du patient, tout retour en arrière est impossible. En 2001, le petit Justin Micalizzi, un enfant américain de 11 ans, devait être opéré d’un abcès à la cheville. Au lieu de lui administrer un antiémétique pour l’empêcher de vomir, l’anesthésiste lui a injecté une ampoule hautement concentrée de phényléphrine, un médicament contre l’hypotension, causant chez Justin une hypertension fatale. 

En 2020, les innovations médicales pour réduire les risques d’erreurs ne manquent pas. Elles ont pour objectif principal d’améliorer la précision du geste et l’ergonomie de la seringue. Or, quand on observe les causes les plus fréquentes d’erreur d’injection (inattention, hâte, mauvais étiquetage, distraction…), on remarque que plus de trois quarts des cas sont causés par un défaut de concentration. Une fatigue cognitive avancée, causée par exemple suite à un hôpital surchargé et en manque prolongé d’effectif, ne peut qu’empirer

Outre l’épuisement, l’habitude est également un facteur aggravant. Après plusieurs années d’exercice, un médecin peut tomber dans la routine ou dans l’excès de confiance en soi. Ses gestes deviennent alors mécaniques. De conscients, ces derniers deviennent automatiques, ouvrant la voie à pléthore d’erreurs d’inattention possibles.  

Les erreurs d’injection sont majoritairement causées par une usure mentale de l’opérateur humain, et non par un matériel déficient, ce à quoi le marché ne répond pas jusqu’ici, le marché étant saturé d’innovations technologiques n’améliorant que la performance brute du système d’injection.

N’y a-t-il pourtant pas des circuits de déclaration d’incident, permettant à l’erreur de remonter et d’être analysée pour permettre d’arriver à ces conclusions ?

Docteur Asclépios : “Cette question nous permet de toucher du doigt un autre problème : la sous-déclaration des erreurs d’injection. Environ 10 000 à 20 000 erreurs médicamenteuses se peuvent se produire chaque année en France (dont 10% mortelles), mais la majorité du corps médical, moi compris, estime que ce chiffre est fortement sous-évalué. Le nombre réel d’erreurs commises pourrait s’élever au triple. 

La sous-déclaration concerne généralement des erreurs de moindre importance (dosage en léger décalage, dilution insuffisamment précise,…) et peu visibles. Les erreurs majeures sont bien plus difficiles à glisser sous le tapis. Injecter de la vincristine au lieu d’un anesthésiant peut détruire les nerfs et paralyser définitivement le patient, ce qu’il est impossible de faire passer inaperçu. Bien souvent, on ne déclare pas une erreur pour 2 raisons : 

  • Le médecin ne souhaite pas remplir la paperasse qui en résulte.
  • Un médecin peut avoir peur d’être réprimandé, à défaut de ne pas avoir conduit une opération parfaite. Il faudrait au contraire le remercier d’avoir déclaré une boulette permettant de réfléchir sur les moyens à mettre en œuvre pour l’éviter à l’avenir. Il y a donc un double problème de lourdeur administrative et de culture de l’erreur.  

Les 2 problèmes principaux mis en évidence sont : la défaillance de l’attention et l’insuffisance déclarative. Tous 2 ont été identifiés depuis longtemps par le monde de la gestion du risque, en particulier dans son secteur historiquement le plus sensible, l’aviation. 

Les traiter a toujours permis de réduire considérablement les risques d’erreurs, bien plus que par la pure innovation technique sur les appareils à contrôler. Le plus important n’est pas de rendre un système résistant à l’erreur, mais robuste : pouvoir la détecter et la corriger rapidement, ce qui exige d’assurer la vigilance de l’opérateur humain à tout instant, et de revenir autant que possible sur ces erreurs pour apprendre à les éviter. 

Pouvez-vous nous expliquer comment la seringue OneRing peut répondre aux problèmes de vigilance et de sous-déclaration que vous évoquez ?

Docteur Asclépios : “Il faut d’abord comprendre que OneRing n’a pas été conçue comme une invention disruptive, mais comme une amélioration des seringues pré-remplies, qui constituent déjà en 2020 une innovation médicale conséquente. 

La plupart du temps, une seringue doit être manuellement préparée par une infirmière avant d’être apportée au bloc opératoire. L’infirmière doit se saisir d’une seringue vide, d’un flacon de médicament et d’un diluant. Ensuite, l’infirmière réalise elle-même la dilution adéquate dans la seringue. 

La mobilisation de ce temps de travail peut conduire à des erreurs sur la concentration et à des problèmes de contamination. La seringue pré-remplie est vendue par son fabricant en contenant déjà un médicament à concentration spécifique. De ce fait, la seringue pré-remplie peut être sortie de son blister et utilisée immédiatement. On réduit à la fois les risques de contamination et de mauvaise préparation. 

Ce type de seringue souffre cependant d’un prix 2 fois plus élevé, en comparaison avec une seringue vide standard munie de son flacon de médicament correspondant. Malgré une critique très favorable des médecins, les contraintes budgétaires constituent un véritable obstacle à son adoption par les hôpitaux. 

Les prochaines réformes prévues en 2023 rendent l’usage obligatoire pour certaines familles de médicaments, ne représentant que 5% des ventes du marché des seringues en France et à l’échelle mondiale. Pour cette raison, la société pharmaceutique Aguettant souhaite améliorer sa seringue pré-remplie en lui permettant de réduire davantage les erreurs d’injection, la rendant ainsi plus avantageuse à l’achat. 

Il existe néanmoins un double contexte de compression des prix et de compétences limitées, l’entreprise n’ayant pas le savoir numérique lui permettant de développer une solution connectée de haute technologie. De ce fait, la solution doit à la fois être efficace et rustique… Ce n’est pas évident à trouver, en particulier à une époque encourageant la course technologique. 

Aguettant  y  parvient pourtant en développant OneRing. Cette seringue préremplie augmentée répond au double problème de sécurité et de traçabilité de l’injection. La réponse de OneRing à l’enjeu de sûreté de l’injection est une petite bague de verrouillage en plastique, intégrée directement à la seringue au cours de sa fabrication. 

OneRing doit être tournée et débloquée par l’opérateur juste avant l’injection. Un cran saillant se trouve sur le piston. Différentes pastilles de couleur sont positionnées le long de la bague. Chacune correspond à la couleur normative d’une famille de produits injectables. Le déverrouillage se fait en alignant la pastille ayant la couleur du médicament contenu dans la seringue à la position du cran sur le piston. Un trou caché permet à ce dernier de coulisser et de faire jaillir le produit de la seringue. 

Quel est l’intérêt de cette manipulation, puisque le médecin peut dans tous les cas voir la couleur de l’étiquette, et identifier à quelle famille appartient le médicament contenu dans la seringue ?

Docteur Asclépios : “Voici justement tout l’intérêt. Le but de la manœuvre n’est pas tant de faire deviner au médecin ce qui se trouve dans la seringue, mais de le forcer à jeter un dernier coup d’œil attentif sur l’étiquette pour vérifier qu’il s’apprête bien à injecter le produit souhaité. Comme indiqué précédemment, le plus grand ennemi du médecin est l’inattention. 

Il peut très bien vouloir injecter un anesthésique et, par mégarde, se saisir d’une seringue d’adrénaline. L’administration au patient est effectuée machinalement. Le risque est l’arrêt cardiaque. La seringue OneRing force le médecin à vérifier la nature du produit dont il est muni. 

Si la bague tourne sur le cran gris (pour un anesthésique local), la seringue reste bloquée, ce qui pousse le médecin à regarder l’étiquette et à s’apercevoir qu’elle est violette (pour un sympathomimétique tel que l’adrénaline), lui permettant d’éviter une dangereuse confusion. 

Que l’étiquette soit observée avant ou après le tour du cran, cela ne change rien. Dans tous les cas, le médecin est forcé de se concentrer sur le contenu de l’étiquette. N’oublions pas que les erreurs sur la nature du produit injecté, bien que plus rares, sont de très loin les plus dangereuses, en particulier en cas de confusion de famille. 

Aucun système médical innovant n’adresse ce problème autrement que par un dispositif électronique externe vérifiant le produit injecté (scanner, lunettes de réalité augmentée, trop coûteux à mettre en place). Le problème peut aussi être ignoré par un médecin pressé. Avec un simple bout de plastique multicolore coûtant quelques centimes d’euros, OneRing permet de réveiller à coup sûr la vigilance du médecin, garantissant qu’il ne se trompe pas de famille de médicament. 

Voilà qui résout le problème de la sûreté de l’injection, et à bas coût. Mais que fait OneRing pour assurer la traçabilité des erreurs commises ?

Docteur Asclépios : “La seconde composante de OneRing est un scanner simple et bon marché connecté à une base de données interne de l’hôpital. Le scanner prend la forme d’une petite boîte, munie de 2 têtes optiques, sur laquelle est posée la seringue juste après utilisation. La première tête optique lit un code-barre présent sur l’étiquette, ce qui permet d’enregistrer toutes les informations sur la seringue : 

  • Son contenu.
  • Sa concentration.
  • Son volume.
  • Son lot d’identification.
  • Sa date de péremption.
  • L’heure du scan.
  • Quelques informations sur l’état du patient, directement récupérées des systèmes informatiques du bloc opératoire.  

De par son opacité, la seconde tête optique permet de repérer la position du piston dans la seringue. Combinée avec les données du volume et de la concentration, cette position permet de calculer la quantité exacte de produit injecté dans le système du patient. Les informations sont agglomérées et stockées dans une base de données interne à l’hôpital, accompagnées d’un compte-rendu général de l’opération. 

L’objectif premier est de court-circuiter l’étape de déclaration volontaire. En rendant systématique et immédiat le suivi des injections, on dispose d’une archive fiable permettant, en cas d’erreur, de retracer avec précision les actions l’ayant causée. L’intérêt consiste à en extraire des informations visant à améliorer les process de sûreté. 

De plus, cette solution engendre d’autres retombées positives, encore plus importantes. Tout d’abord, la combinaison du suivi des injections et de l’état résultant du patient permet de disposer de données médicales de terrain réutilisables par la recherche, en particulier dans des cas où les essais cliniques sont très difficiles à conduire, notamment en pédiatrie et gérontologie. 

Dans un second temps, l’automatisation du suivi des erreurs sert surtout à les « dédramatiser ». Les erreurs d’injection étant relevées et notées par la machine, l’absence de déclaration ne présente aucun intérêt. Par ailleurs, le processus de déclaration devient extrêmement allégé, ce qui ne demande plus qu’un bilan de l’opération et quelques informations complémentaires que les machines ne peuvent relever, comme l’état de fatigue du médecin.

Le succès de OneRing ne s’est pourtant pas imposé tout de suite.

Docteur Asclépios : “Au début de sa commercialisation en 2021, la pertinence de la seringue OneRing est simple à défendre. Elle présente des avantages remarquables, en échange d’un surcoût de quelques pourcents seulement sur le prix de base des seringues pré-remplies vendues par Aguettant. Le scanner et la base de données informatique sont si peu cher que le coût de leur acquisition et de leur maintenance est parfois offert, sous forme de geste commercial. 

Cette méthode fonctionne. Au début de la stratégie de commercialisation, les seringues OneRing sont vendues au préalable en Belgique pour tester la réceptivité du marché. La commercialisation se développe par la suite en France où Aguettant génère 65% de son chiffre d’affaires mondial.

Le taux de conversion est remarquable. Près de 90% des acheteurs de seringues pré-remplies d’Aguettant se convertissent à OneRing en moins de 2 ans. Lorsque ces dernières sont vendues en Angleterre, elles dominent rapidement le marché, où des concurrents, tel que Bayer, vendent leurs propres seringues pré-remplies. 

Toutefois, le problème du coût prohibitif des seringues pré-remplies demeure. Malgré le succès de OneRing, les ventes de seringues pré-remplies n’atteignent que 40% par an lors de la commercialisation de OneRing, ce qui n’est qu’une augmentation modérée de la croissance que OneRing connaît déjà (32% par an en moyenne). J’ai eu moi-même beaucoup de mal à convaincre mon pharmacien hospitalier qu’investir dans le pré-rempli était une bonne idée. 

Je tiens à insister sur l’importance du prix d’achat d’un produit biomédical pour l’hôpital. Les 2 critères majeurs, sur lesquels les pharmaciens hospitaliers font leur choix de fournisseur au cours d’un appel d’offres, sont le prix et la fiabilité de l’approvisionnement. Les responsables de chaque service qui effectuent les commandes de leur « liste de courses » au pharmacien hospitalier, tournent sur une trésorerie extrêmement serrée. 

Moi-même, je dispose d’un million d’euros pour constituer mon stock annuel de matériel et de médicaments, y compris pour investir dans de nouvelles machines. À raison de 1500 seringues pré-remplies, achetées pour 1 seul générique injectable, le coût se situe entre 6000 et 10 000 euros, soit près de 1% de mon budget. Si j’achète des seringues vides et des flacons de pré-rempli, cela ne me coûte que 3000 euros.  Si la solution des seringue pré-remplie OneRing augmente le prix des seringues pré-remplies, ne serait-ce que de plus de 10%, je ne suis pas certain qu’elles rencontrent le même succès. 

Comment Aguettant parvient à surmonter cette barrière du prix ?

Docteur Asclépios : “Aguettant y arrive quand la situation du marché évolue en 2023. Lorsque l’Assemblée Nationale rend obligatoire l’usage de seringues pré-remplies sur certaines familles d’injectables, le marché des seringues est rapidement contraint d’évoluer vers le pré-rempli. 

Soit les concurrents d’Aguettant ne développent pas de seringues pré-remplies et sont donc en retard sur Aguettant, soit leurs seringues ne présentent pas de différenciant marquant, soit elles sont au contraire alourdies par des innovations high-techs, empêchant un achat en masse. 

Aguettant devient rapidement leader du marché. Ses ventes explosent à plus de 400% par an. Le succès commercial n’est pas près de s’arrêter. D’autres pays européens convaincus par l’expérience française s’intéressent de très près aux seringues pré-remplies.  Aguettant est présent pour leur en fournir. 

Une bonne chose ne vient jamais seule. L’explosion de la demande et l’imposition des seringue pré-remplie OneRing sur tout le catalogue d’Aguettant aident à diffuser ce système auprès de presque tous les hôpitaux français. En adoptant OneRing, on adopte également son système de traçabilité automatique. Cela amorce une révolution culturelle dans tout le milieu médical en France. 

Avec plusieurs décennies de retard sur d’autres secteurs à forts risques tels que l’aviation, l’industrie ou les transports, le monde médical rend enfin la reconnaissance de l’erreur acceptable, voire même méritoire. On observe déjà cet effet de “détente” se répandre sur d’autres types d’opérations (erreur chirurgicale, erreur de diagnostic,…) conduisant à d’excellents pronostics quant à l’amélioration de la gestion du risque hospitalier sur les 10 prochaines années.